Chapitre quatre.
Où l’on remonte dans le passé de Chang : un « reculer pour mieux sauter » littéraire.

Années soixante-dix, quelque part sur l’Amazone…

La DMZ (ou zone démilitarisée) est un long ruban de terre de deux cents cinquante kilomètres sur quatre, situé au trente-huitième parallèle.  C’est le lieu de la planète le plus dangereux au monde : hérissée de miradors, entourée de barbelés, truffée de mines anti-personnel, la DMZ est depuis plus de soixante ans le théâtre de l’affrontement possible entre sept cent mille soldats nord-coréens et quatre cents mille soldats sud-coréens.

Pour la flore et la faune, c’est probablement le lieu le plus sûr de la planète. Comme les hommes n’y entrent jamais ou presque, les espèces menacées s’y multiplient : grues mandchouriennes, léopards de l’Amour, et même des tigres de Mandchourie.

C’est là aussi où l’on trouve la célèbre orchidée mauve. Une plante rarissime.

Dans les années soixante-dix, émigré en Californie depuis peu, Chang avait fait des études d’ingénieur agronome et était aussitôt parti pour l’Amazone à la recherche de la même orchidée mauve.

C’est au cours de ses pérégrinations dans la jungle qu’il rencontra le Père Vandenbregen, missionnaire dans une tribu indienne, que le chef de la tribu venait de surprendre en train de copuler avec deux mineures. Quand Chang le vit pour la première fois, le missionnaire courait en bure et en sandales dans la forêt, sautait par-dessus les racines, se faufilait entre les lianes. Il était pourchassé par une centaine d’Indiens furieux qui lui décochaient des flèches et soufflaient des fléchettes trempées dans le curare de leurs sarbacanes.

En temps normal, le Chinois l’aurait abandonné à son sort et aurait passé son chemin. Mais sûrement peiné par sa situation, Chang décida de lui porter secours. Il épaula son fusil et tira. La déflagration agita la canopée dans un kaléidoscope de couleurs. Quelques instants plus tard, une pluie de flèches s’abattait sur lui. Chang entendit la vibration d’une flèche plantée sur le tronc d’un saule derrière lui. Il tira de nouveau et les Indiens repartirent en maugréant.

Le prêtre belge lui devait la vie.

La passion missionnaire du Père Vandenbregen était contagieuse. Quelques jours plus tard, le prêtre baptisait Chang dans l’Amazone.

Suite à cette aventure, les deux hommes avaient forgé une amitié indestructible. Chang lui parla de son pays d’origine, la Chine. Le Père sentit tout le potentiel d’un milliard de Chinois privés de repères liturgiques. Chang leva les yeux vers les cacatoès qui chantaient dans la canopée. Le prêtre, décelant chez le jeune Chinois un don inné pour les activités illicites, lui indiqua le chemin de la contrebande de Bibles.

Si Chang fermait les yeux sur les goûts fornicateurs du missionnaire, Vandenbregen ne disait rien sur les nombreux trafics de Chang.

Quand le Chinois était retourné en Chine pour profiter du Grand Bond en avant tabagique, Vandenbregen l’avait suivi.

La Chine connaissait à l’époque les débuts du trafic de tabac. La contrebande de cigarettes serait à l’origine de l’éphémère fortune de Chang.

Lorsqu’en 1992, Deng XiaoPing annonça aux Chinois médusés :

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ou « Il est glorieux d’être riche », il évoquait la contrebande de cigarettes.

Un mot là-dessus.

* * *

La première conséquence du massacre de Tian’anmen[Note_8], ce fut l’explosion de la contrebande de cigarettes en Chine.

Jiang Zemin[Note_9] s’était appuyé sur l’armée pour arriver au pouvoir. En échange de leur soutien, il leur avait ouvert les vannes de l’enrichissement.

Voici à peu près ce qui s’était passé :

— C’est qui, lui ? demandèrent les généraux réunis dans la pièce adjacente à la salle plénière où se déroulaient les sessions du Comité central.

— Jiang Zemin.

— C’est qui, Jiang machin ?

— Un ingénieur.

— Un ingénieur, hi hi hi…

— Ha ha ha !! Un ingénieur ! s’esclaffèrent les généraux gérontes en secouant leurs médailles.

Jiang Zemin ne savait pas pourquoi on l’avait convié à cette réunion. Tian’anmen, cela faisait des jours et des jours que cela durait. Les médias occidentaux spéculaient déjà sur la durée du régime. Comme si la Dynastie Rouge allait être renversée par des sit-ins d’étudiants nantis ? Les imbéciles.

Pourvu qu’on ne l’exécute pas, lui. Mais il n’y avait pas de raison de l’exécuter : il n’avait rien fait. Bon, les étudiants que l’on abattrait à la mitrailleuse lourde n’avaient rien fait non plus.

— Bon, Jiang !

— Oui, général.

— On a besoin de plus de crédits, plus d’armes, des avions, des tanks, des bateaux, et tout ça…

— Oui, général.

— Mais il nous faut aussi de l’argent. La soupe au mess n’est pas bonne. Les nouilles au soja non plus.

— Bien sûr, général.

— Alors, voilà le deal : nous, on te nettoie la place Tian’anmen ; et toi, tu nous couvres. En échange, on te met au pouvoir. Une fois au pouvoir, tu nous laisses réarmer, pour la gloire de la Chine. Mais tu nous laisses aussi faire du business, parce que les nouilles au soja, ça suffit. C’est clair ?

— Oui, général, c’est parfaitement clair.

Suite au remaniement politique consécutif au massacre de milliers d’innocents, l’armée chinoise, ou le PLA (People’s Liberation Army) avait non seulement bénéficié d’une accélération sans précédent de ses budgets militaires, mais avait aussi investi dans l’économie réelle, c'est-à-dire, principalement, tout ce qui rapportait beaucoup et échappait aux impôts : casinos, maisons de jeux, maisons de luxure, immobilier, contrebande de vins, de spiritueux, de mandarines, de citrons, d’oranges, de fruits et légumes, contrebande d’outils de chantier, de camions, d’autobus, de pièces détachées, de tracteurs, de pneus, de caoutchouc, de logiciels piratés, de jeux vidéo piratés, de DVDs piratés, contrebande de moissonneuses-batteuses, de motoculteurs, contrebande de moquette, de téléviseurs, de berlines de luxe, d’enjoliveurs, de jantes en alliage, de plaquettes de freins, et contrebande de cigarettes.

À l’époque, l’économie chinoise fonctionnait surtout grâce à la contrebande.

C’est là qu’arriva Chang. Grâce à son passeport américain, il importait des camions de transport, des bulldozers et des pelleteuses ; et en échange, il récupérait des containers de cigarettes étrangères ou chinoises, qu’il revendait ensuite à des marchands du Guangdong ou du Fujian, en utilisant la Marine chinoise pour escorter ses chalutiers.

Mais un jour, un transitaire jaloux de son succès le dénonça à un officiel plus corrompu que les autres, lequel garda le pot-de-vin de Chang mais ordonna aux garde-côtes de tirer sur son bateau. De façon à ne pas avoir à reverser le pot-de-vin de Chang à son supérieur. Logique, non ?

Depuis ce jour, Chang avait arrêté ce trafic.

Jusqu’au jour de la rencontre entre Chang et Monsieur Liu, rencontre qui rapidement donna lieu à une transaction fructueuse.

Chang acheta les cigarettes au ginseng qui guérissent du cancer. Il ne restait plus qu’à les revendre.

* * *

Or, les choses ne se passèrent pas comme prévu.

Tout ça, c’était la faute à Monsieur Liu.

Monsieur Liu, avant qu’il ne finisse le pantalon sur les chevilles dans un hôtel de passe de Canton, puis qu’il prenne dix ans de prison pour corruption, était une des étoiles montantes de la CNTC.

Monsieur Liu, Chang l’avait connu jeune. C’était Chang qui lui avait filé sa première valise pleine de billets alors qu’il avait tout juste vingt-cinq ans. Or, en Chine, on n’oublie pas sa première valise. Et Monsieur Liu avait gardé une certaine affection pour Chang.

Mais l’affection de Liu pour Chang pesait peu face à ses ambitions professionnelles.

Monsieur Liu avait un problème. Son problème, c’était Monsieur Li. Monsieur Liu n’avait jamais beaucoup aimé Monsieur Li. Il le trouvait trop flamboyant. Il lui manquait le sens des affaires. Les cigarettes pour Monsieur Li n’étaient pas une licence à fabriquer des billets. Encore moins un moyen de s’enrichir par des malversations sous couvert de légalité. Monsieur Li était un pur. Il croyait dans ses tabacs, ses mélanges et ses agents de saveur. Comme c’était un vieux de la vieille, il avait l’oreille des vieux pontes de la CNTC, des gens qui n’arrivaient pas à comprendre que les cigarettes traditionnelles chinoises avec des pandas et des bambous, c’était fini.

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Depuis quelques temps, Monsieur Li avait retrouvé sa pétulance. Tout cela, c’était en raison de sa découverte, une invention si révolutionnaire qu’il avait fallu des trésors de patience à Monsieur Liu pour convaincre ses chefs que Monsieur Li avait perdu la tête.

Les cigarettes de Monsieur Li pouvaient guérir du cancer[Note_10].

Si Monsieur Li se trompait, la CNTC serait couverte de ridicule.

Si Monsieur Li avait raison, c’était une catastrophe pour les affaires, argumentait Monsieur Liu.

Si les Chinois venaient à apprendre que fumer guérissait du cancer, la consommation exploserait, ce qui submergerait les capacités de production en place, à savoir les cent quatre-vingts sept usines de tabac qui employaient un million d’ouvriers. Les usines travailleraient en surcapacité. Les grossistes seraient en rupture de stock, des émeutes éclateraient dans les grandes villes chinoises, la chaîne de distribution s’effondrerait, les usines fermeraient, les ouvriers crèveraient de faim, et la faute retomberait sur Monsieur Liu.

FIN DE L’EXTRAIT

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